JUSQU’AU BOUT DES MONDES

Voilà des années que le vieux van de l’oncle Archibald pourrit, selon les termes de papa, au fond du jardin. Des années que son propriétaire n’est pas réapparu dans notre vie. Il est parti un matin, comme ça, sans vraiment nous prévenir. Tout au plus m’a-t-il fait cette promesse : me léguer son vieux destrier, son compagnon d’aventures. C’était son bien le plus précieux. Il faut dire, qu’il en avait fait des kilomètres avec son Volkswagen. Il en avait parcouru des pays, et des mondes, comme il aimait le raconter. Papa ne manquait pas de qualificatifs « affectueux » pour son beau-frère. Pour lui c’était un illuminé, un hippie du troisième âge, un soixante-huitard sur le retour. Avec son look psychédélique, ses cheveux cuivrés en bataille, sa barbe drue et rebelle, son éternelle veste de daim à franges sur les épaules et ses lunettes rondes à verres bleus lui donnant des faux airs de Lennon, il ne passait pas inaperçu. Ce n’était pas la première fois qu’Archi disparaissait pendant plusieurs mois. Déjà, on était resté sans nouvelles de lui durant plus d’un an. A son retour, il nous avait expliqué : « Le temps ne passe pas au même rythme partout. Je n’ai pas fait attention à son écoulement. » Cette absurdité avait fait exploser papa de colère.

Papa et Archibald n’ont jamais vécu dans le même monde. Papa est cartésien, terre à terre, il n’a pas une once d’imagination. Tonton Archi en est tout le contraire. C’est un rêveur, un Haut-Rêvant, comme il aime se nommer lui-même. Il se nourrit de livres de science-fiction, s’abreuve d’ouvrages new-âges traitant de sciences parallèles, d’ésotérisme bon marché. Papa est haut-fonctionnaire européen, mon oncle est un chômeur endurci. L’un ne vit que pour son travail, l’autre que de la vente de quelques peintures et babioles bizarres issues de son imagination débridée et de ses voyages. Malgré leurs différences, papa l’héberge depuis de nombreuses années. Même s’il se plaint encore régulièrement de son infantilisme, de son irresponsabilité, je sais qu’il s’inquiète de ne pas avoir de nouvelles.

J’introduis la clef dans la serrure de la porte passager. Impossible de pénétrer par celle du conducteur, les plantes s’y sont installées. La porte grince à l’ouverture, ça manque d’huile. Une odeur de moisissure et de renfermé m’agresse, même si demeure, subtile, une fragrance ambrée. La mousse s’est insinuée jusque dans les joints de caoutchouc de la portière. Et une couche de poussière et de cadavres d’insectes s’est déposée sur le tableau de bord. Courage, je dois monter dans le van. Je grimpe et me glisse vers la place du conducteur. Sous mes cuisses, le cuir rouge et froid craquèle. Pauvre vieux compagnon, la retraite anticipée ne t’a pas réussi. Oncle Archibald va déprimer de te voir dans cet état. Je suis au volant. Par automatisme, les leçons de conduite bien fraîches dans mon esprit, je règle mon siège dans un grincement effroyable. J’ajuste le rétroviseur intérieur… et je m’arrête. J’y entrevois ce qui reste du repaire de mon aventurier d’oncle. Le vieux Volkswagen a été aménagé, comme bon nombre de ses frères, façon camping-car. Si le cockpit est dans un état déplorable, l’arrière est proche du chaos primordial. Les rideaux sont depuis longtemps tombés en loques. Les coussins, originellement couverts de larges fleurs oranges et brunes, sont maintenant auréolés de moisissures verdâtres. Ils répandent, éventrés, leurs entrailles synthétiques sur un sol gondolé d’humidité. J’ai presque honte de ne pas être venue plus tôt pour l’entretenir. Comment avons-nous pu le négliger ainsi.

J’inspecte l’état de la camionnette à travers le rétroviseur, je croise mon propre regard. Il est bleu, tirant vers l’émeraude. On m’en fait souvent compliment. Je vois aussi les mèches cuivres qui retombent sur mon front, dégringolent sur ma joue jusqu’à ma nuque. Je ne peux pas renier mon oncle. Ma mère a elle aussi hérité de cette tignasse quasi-rousse et de ce regard électrique, mais c’est sans doute moi et Archibald qui en sommes les meilleurs spécimens. Je décide enfin, de tenter ce pourquoi je suis venue, je tends la clef vers le contact. Geste sans doute ridicule, depuis le temps la batterie doit être morte. J’essaie, mais je sens qu’elle résiste. J’insiste. Ce n’est pas normal, elle devrait entrer ! Rien à faire, c’est incompréhensible. Comme peut-on ouvrir la porte sans pouvoir démarrer ? Bien sûr ! C’est idiot, comment ai-je pu oublier cela ? Les vieilles voitures avaient deux clefs, celles de contacts n’étaient pas les mêmes que celles des portes. Il me reste donc à trouver où oncle Archibald a bien pu laisser la clef de contact.

Commence de longue minutes de fouilles, je cherche partout, les vide-poches, la boite à gants, sous les sièges… mon Dieu que c’est sale et dégoûtant ! J’ai beau chercher : rien. Vient une idée lumineuse, d’une logique déconcertante. Je tends la main vers le pare-soleil et l’abaisse. Une enveloppe kraft me tombe dessus dans un tintement métallique. Une fois la surprise passée, je saisis le pli. Il est épais et contient visiblement des objets. « Ouvre-moi » est inscrit en grosses lettres dessus. Je déchire l’enveloppe et y découvre une cassette audio et une clef. Au fond de l’enveloppe s’est caché un vieux post-it qui ne colle plus depuis bien longtemps, sur lequel est inscrit « Utilise-moi ». L’écriture est celle de mon oncle, pas de doute. Je m’exécute et met la clef dans le démarreur. Je tourne m’attendant à ce que rien ne se passe… les voyants et les compteurs s’animent comme par enchantement. Décidément, la mécanique allemande est increvable. Je ne tente pas de démarrer, mais me contente de mettre le contact. Je prends alors la cassette audio. Mon Dieu, c’est vieux comme truc. Archibald n’a pas pensé à installer un lecteur CD. Comment ça marche ? Je me penche alors vers l’autoradio et aperçois une étiquette à l’écriture passée qui me demande : « Nourris-moi« . Je souris, c’est plus fort que moi. Me voici, Alice aux Pays des Merveilles Technologiques d’Antan.

J’introduis la cassette dans la fente et dans un clac sonore, elle s’enclenche. J’attends quelques minutes au rythme des parasites, prémices de la bande. J’entends soudain un bruit de touche enfoncée, un raclement de gorge. C’est Archi ! Il m’a laissé un message ?
« Euh… un, deux… un, deux… » S’ensuivent deux vrombissement assourdissant, test de micro ?
« Ma chère Anne-Lise… » J’ai sans doute oublié préciser: je m’appelle Anne-Lise E., je vis sur les coteaux alsaciens de Ribeauvillé, non loin de Colmar.
« Quel introduction guindée ! On dirait ton père. Te voilà au volant de mon fidèle compagnon, cela doit faire beaucoup trop longtemps que je suis parti. J’imagine que tu dois avoir grandi, suffisamment pour chercher démarrer mon vieux van. Tu n’as sûrement pas donné la clef à ton père, il n’aurait pas pris le temps de mettre la cassette dans le lecteur.
« Anne-lise… » sa voix se fait plus sérieuse et cela m’inquiète.
« J’imagine que tu es adulte, tu dois avoir mûrie et les élucubrations de ton vieil oncle te paraissent sans doute bien stupides. Mais j’ai besoin de toi à l’heure qu’il est. Je ne vois que toi pour venir me chercher. Ta mère en est capable, mais elle a depuis longtemps décidé d’oublier. » Je ne comprends pas bien ce qu’il entend par là, mais son ton est triste, voir presque amer. Cela semble important pour lui.
« Tu en es capable, tu es née avec la marque. » Hein ?! Une marque ? De quelle marque il parle ?
« Fais-moi confiance. Tu vas d’abord devoir attendre la prochaine pleine lune. Je ne crois pas être à un ou deux jours près. » Je me demande quand peux bien être la prochaine pleine lune ? Aucune idée, cela doit être dans une dizaine de jours.
« A cette date, prends le Volkswagen, dirige-toi vers le col de Sainte-Marie-aux-Mines. Tu remettras la cassette en route pour suivre mes instructions. Je sais que cela peut paraître absurde, comme le dirais ton père. Si tu n’as pas changé. Si tu crois toujours en ton vieux tonton un peu dingo. Alors on a des chances de se revoir très vite. » Sa voix est pleine de tristesse, l’effet est, chez moi, dévastateur. Je n’ai jamais vu mon oncle pleurer, ni triste ou mélancolique. Je conserve de lui l’image d’un homme avide de vie, rieur, l’incarnation de la joie de vivre, parfois à l’extrême.

J’arrête la bande et reste un instant à nouveau seule dans le silence. Qu’est-ce qui a pu pousser Archibald à laisser ce message ? Savait-il en partant qu’il risquait de ne pas revenir ? Pourquoi avoir cette fois laissé la camionnette ? Tout cela donne un visage nouveau aux « ballades » de mon oncle. Je suis résolue à lui venir en aide. Je regarde la jauge d’essence sur le tableau de bord encore illuminé. Il y a le plein. J’ai intérêt à remettre en état le Volkswagen. La route risque d’être longue, je n’imagine pas tonton Archi perdu pendant quatre années à juste à côté de chez nous. Il me faut des provisions, et surtout remettre le camping-car en état. Je dois d’abord savoir combien de temps jusque la pleine lune. J’attrape mon portable et jette un œil sur la toile. Ça c’est de la technologie tonton, on est loin de ton vieil autoradio. C’est mercredi prochain, j’ai une bonne semaine pour tout faire. Je ne peux pas partir à l’aveuglette, sans savoir ni où, ni comment. Je reste quelques instants, hésitante, le doigt sur la touche lecture et finalement l’enfonce. La cassette reprend son bourdonnement, j’attends quelques secondes.
« Curieuse… » Je saute en l’air, comme a-t ‘il put deviner ? Suis-je si prévisible ?
« Anne-Lise ? Tu es en train d’écouter la suite avant la date ? Si je me trompe, pardonne-moi d’avoir douté de toi, mais je connais ma Zaubette. » Zaubette, c’est comme ça qu’il m’appelle depuis mon enfance. Une larme coule le long de ma joue, irrépressible. Il me manque tellement, mon deuxième papa.
« Tu dois juste savoir qu’il te faut peut-être un peu de provisions. Prends des vêtements chauds aussi au cas où. Je suis désolé de ne pouvoir t’en dire plus pour l’instant. Mais tu comprendras pourquoi, le moment venu. Coupe l’autoradio maintenant… ou met une autre cassette, j’en ai pleins de sympa dans la boite à gant. J’ai un enregistrement live des Pink Floyd ! Planant, tu verras ! Un Flamand Rose est dessiné dessus, tu la reconnaîtras facilement. Je t’embrasse ma Zaubette. »
Les jours qui suivent s’égrènent à grande vitesse. Préparer le voyage, remettre le Volkswagen en état et gérer mes cours, sans attirer l’attention de mes parents est une gageure. Je ne vais pas les prévenir. Je sais que je devrais, mais papa ne comprendrait pas, il m’empêcherait de le faire. Il aurait sans doute raison. En cas de besoin, j’ai mon portable, je pourrai toujours les prévenir en route. Je ne préfère pas trop réfléchir à tout ça, je risque de renoncer.

Le soir venu, je suis fin prête. La lune est déjà haute dans le ciel alors que je me dirige vers le fond du jardin. Ma fidèle monture est paré, presque comme neuve. Si papa s’est douté de quelque chose, il n’a pas cherché à connaître la dernière lubie de sa fille. Mes parents ont mordu à l’hameçon, sur mes conseils, ils sont allés au cinéma voir le dernier Woody Allen. Je n’ai pas tenté de redémarrer le van, j’ai eu peur d’attirer l’attention sur mon projet. Et s’il ne démarrait pas ? Ce serait normal après autant de temps ? J’en aurai le cœur net rapidement, mes pas m’ont conduit devant la portière. Je sors la clef de ma poche, la pierre semble très agitée ce soir, comme si, elle anticipait notre départ. Elle tournoie rapidement, pourtant je maintiens fermement ma main. On croirait un magnétiseur avec son pendule. Je m’engouffre dans mon véhicule, cette fois encore du côté passager, j’ai bien retiré le plus gros des plantes envahisseuses, mais de grosses branches m’en barre encore l’accès. Devant le volant, je vérifie que tout est prêt, que je n’ai rien oublié. Je suis terriblement nerveuse. Je tremble en mettant le contact. L’autoradio est resté muet depuis l’autre jour, je n’ai même pas écouté les Floyd. Je n’ai pas osé. Je l’enclenche et attends la suite des instructions.
« Tu triches encore Anne-Lise… non ? » Je souris, rassurée, mon oncle n’est pas médium.
« C’est que le grand jour est arrivé. Ça va ? Pas trop stressée ? » Oh si Tonton !! Oh si !
« Ne t’inquiètes pas, ça va aller. D’abord regarde sur le tableau de bord. La boussole sphérique qui flotte, elle doit être bien agitée ce soir. » Oui, je confirme, elle tourne sur elle-même. Elle n’a jamais été très efficace ta boussole. Elle n’indique jamais le nord, mon portable, si.
« C’est normal, c’est grâce à elle que tu vas me retrouver. » C’est censé me rassurer ?
« Démarre. Rassures-toi j’ai un peu bricolé mon vieux destrier, il devrait tenir pour la quête qui t’attends. » J’actionne le démarreur et le moteur s’allume dans un murmure. J’en reste pantoise, je m’attendais plutôt à réveiller le quartier.
« Maintenant, je te laisse sortir du jardin. Mets la pause en attendant. » Je manœuvre et sors, laborieusement, du jardin. Je me dirige, une fois sur la route, vers le col, comme me l’a indiqué mon guide. J’écoute les instructions suivantes arrivée à la sortie de la ville. Il fait nuit et je n’ai pas l’habitude de conduire dans le noir. J’ai eu l’habitude de conduire sur Clio, le gabarit actuel n’est pas fait pour me rassurer. Je dois emprunter la route du col jusque la Grande Verrerie, un hameau au cœur du massif. La petite route qui y mène est sombre et impressionnante pour une débutante comme moi. A chaque virage, Dieu sait que ça ne manque pas dans le coin, je m’attends à croiser une harde de sanglier, un camion à contre-sens, déboulant la pente à toute allure. Je ne suis pas rassurée du tout. Je souffle enfin, quand j’aperçois les rares lumières de la civilisation. Mon cœur s’emballe, lorsque reprenant l’écoute de la cassette, Archibald m’annoce que je dois emprunter les routes forestières, que je vais devoir monter vers le sommet du Taennchel. Le Taennchel est le sommet du coin, il grimpe à presque 1000m d’altitude et on ne peut pas dire qu’il soit réputé pour la qualité de ces routes…

Je reste un long moment sur le trottoir de la rue principale. A ma droite, la petite route escalade la paroi du massif. Je sais que d’ici une centaine de mètres, le goudron cédera la place à la terre battue et après… J’aime mon oncle, je lui fais confiance. Je veux vraiment le retrouver, mais ce serait mieux de jour…. ou en vélo ? C’est bien le vélo. C’est totalement absurde, plus que probable que je fais ça pour rien. Je cours même, sans doute à la catastrophe. N’importe quel esprit censé arrêterait tout sur le champ, n’aurait même pas commencé ! Me voilà raisonnant comme mon père. Il n’y a rien de censé dans ma démarche, rien que de l’instinct. Quelque chose en moi qui me hurle de le faire, en dépit de tout bon sens. C’est viscéral, animal. Il me faut un long moment avant de me décider, avant d’enclencher la première et de redémarrer vers mon destin. Tonton Archi, j’espère que cela en vaut la peine.

Le premier quart d’heure se révèle n’être qu’une partie de plaisir, en comparaison à ce qui suit. J’arrive enfin au carrefour indiqué par mon oncle, vois la pente raide et boueuse qui m’est désigné comme la voie à suivre. Je pâlis. La lune illumine la piste. Le doute fait place à la crainte. Les indications de mon guide audio, se voit alors confirmées par la boussole. Elle commence à se stabiliser, indiquant la même direction. On est loin de pointer vers le nord. Au bout de la clef, la pierre a cessé de tourner en rond, elle semble s’aligner elle aussi. Je prends de l’élan et engage mon véhicule préindustriel dans ce qui ne ressemble plus qu’à un gros sentier. Le moteur commence à peiner au bout de quelques minutes. Je prie pour ne pas caler. Les roues ripent sur les cailloux, la panique monte de plus en plus. J’ai dépassé depuis longtemps le stade de l’angoisse. Soudainement, la route tourne vers la droite après ce qui m’a semblé une éternité. Elle longe la pente. Je me demande maintenant, si la montée n’était pas mieux au bout du compte. Le chemin est tellement étroit, qu’à chaque seconde, j’ai peur de sentir une roue glisser dans le bas-côté de la route. De part et d’autre, le chemin s’achève dans le vide. Sur ma gauche, dévale un ruisseau au fond d’un petit chenal, sur ma droite, un précipice de plusieurs centaines de mètres. Avec de la chance, les sapins amortiront ma chute. Concentrée sur ma route, j’entends à peine les indications dans les haut-parleurs. Les minutes s’allongent en heures. Je n’ose même plus lever les mains du volant pour mettre la pause. Il semble avoir pris ce paramètre en compte, ses interventions se font plus rares et tombent généralement au bon moment ou presque. J’entame un dernier lacet escarpé, cale une énième fois. Pas à dire, je suis devenue la reine du démarrage en côte, mon moniteur auto-école n’en reviendrait pas. Je jette un œil autour de moi, je dois être quasiment parvenu au sommet de la montagne. J’aperçois au loin la silhouette massive de la Roche des Titans. J’estime que je dois longer le fameux Mur Païen, cette construction mystérieuse qui s’étend le long de la crête de la Montagne des Dieux. Je ne peux l’apercevoir, les arbres, la nuit et le dénivelé s’allient pour m’en empêcher. J’ai aussi, sans doute, une vue imprenable ici. Mais je suis bien incapable de regarder la vallée. Quelle heure peut-il bien être. Il me semble rouler depuis des nuits. J’attrape mon portable, sans jamais oser quitter la route des yeux. J’y jette un œil pour y voir l’heure. Il est éteins ? Je tente de le rallumer, avec milles précautions pour ne pas avoir à faire une embardée. Rien à faire, il refuse de s’allumer. Les ennuis commencent, s’il m’arrive quoique ce soit, je ne pourrai même pas appeler des secours. Je me reconcentre sur la route, mon oncle m’indique de tourner après un grand chêne au feuillage rouge. C’est incongru. Je me concentre sur ces paroles. En plein mois de juin, les arbres n’arborent de teinte rouge… et pourtant.

A la lumière de mes phares, le vert sombre des sous-bois se pare de rouge. Je me demande alors, qui a bien pu planter ces espèces dans un parc régional ? Je vois enfin le chêne en question, il est massif et la route tourne vers la droite derrière sa splendeur. Le terrain s’est aplani, je dois être sur la crête. J’avoue que j’ai de plus en plus de mal à me repérer de nuit. Je suis perdue, je regrette que mon téléphone soit en panne, j’aurais pu essayer le GPS. Je n’avais jamais fait attention qu’il existait une route carrossable le long du Mur. Mon prochain indice est un gros buisson aux feuilles violacées. Je m’inquiète de plus en plus pour les Eaux et Forêts lorsque j’aperçois la plante en question à la clarté de mes phares. Il ressemble à une sorte d’aubépines, aux feuilles bordeaux sombre tirant sur le violet. La route s’élargit enfin, je dois rouler depuis longtemps, le ciel semble s’éclaircir, il prend la teinte pourpre de l’aube. Je constate alors que la crête s’est élargie suffisamment pour former comme un petit plateau rocheux, il y a bien plus de feuillus que de sapins. Je ne reconnais vraiment pas cet endroit, l’angoisse qui s’était estompée resurgit.

Archibald m’annonce alors une vaste clairière, elle serait emplie d’herbes hautes et rousses. Il m’encourage à fermer les portes du Volkswagen. Je comprends de moins en moins ce qui arrive. Mon stress atteint son apogée, lorsqu’il me semble voir une grosse silhouette tachetée fendre les herbes et s’éloigner de la route en bondissant. Ce n’était pas un lynx, bien trop gros, plus encore qu’un sanglier. Je ne sais pas ce que c’était, mais plus rien ne ressemble à mes Vosges natales. Le ciel s’éclaircit encore, il fera bientôt jour. Le ciel qui a pris une teinte rose orangée. J’y aperçois clairement un immense arc-en-ciel argenté le coupant du levant au couchant. Je n’ai pas fini de le regarder, incrédule, que mon oncle s’adresse à moi, sa voix plus pressante, plus stressée.
« Surtout ne ralentit pas Anne-Lise. Je sais. Je sais que tu dois commencer à te demander si tout va bien. Tu dois même peut-être commencer à paniquer. » Mais non, pas du tout. Tout va bien, tout est normal. Oh Seigneur, je suis à la limite de la crise de nerfs. Mes mains ne peuvent s’empêcher de trembler et mes dents claquent sans que je puisse les contrôler.
« Quoiqu’il arrive, maintient l’allure et concentre-toi sur les repères que je vais t’indiquer dans le paysage, tous les points. C’est très important. Ne te laisse pas distraire. » Difficile de rester concentrer en pareilles circonstances. Plus rien n’est cohérent. Je ne sais plus où je suis ? Ni même si je ne suis pas au fond d’un ravin en plein délire. Maintenant, le paysage ressemble à une savane bigarrée, on est bien loin de la crête d’un massif vosgien.
« Je te dois des explications Elles vont être très utiles pour la suite de ton voyage. Je t’ai fait emprunter une Sente des Elfes. » Une quoi ?
« Un passage qui traverse les mondes. La pierre accrochée à la clef du Volkswagen ou celle montée dans la boussole permettent d’en révéler les traces à la clarté lunaire. C’est sur ces chemins que j’ai longtemps voyagé. Tu dois dorénavant bien te concentrer sur chaque détail que je t’indiquerai. C’est vital pour ne pas te perdre. » Je sens l’hystérie frapper à la porte de mon esprit. Je ne serais pas dans ce paysage improbable, je refuserais de le croire. Il avait sans doute raison, il ne fallait pas que j’écoute la bande avant de partir. Je ne serais pas parti. Je n’aurais pas pu le croire.

« A l’heure où j’enregistre ce message, je vais bientôt partir en voyage. J’ai à régler une affaire, mais je ne suis pas sûr de parvenir à retrouver seul le chemin de la maison. Cette cassette est une bouée de sauvetage, une bouteille à la mer. J’espère ne pas en avoir besoin. » Je tente de me fixer sur la route. Ma vue se brouille. Des larmes roulent sur mes joues. Je ne sais plus. J’hésite entre colère et compréhension, haine et amour. Pourquoi m’emmener dans cette histoire ? Je ne peux plus faire demi-tour, aucune chance de rentrer chez moi seule. Je n’ai d’autres choix que de retrouver mon oncle.
« Tu vas apercevoir une sorte de menhir en grès vert. Il est massif et se trouve sur la droite de la route. » Je me reprends, me reconcentre. Je dois trouver tous les détails, toutes les indications. Je cherche le menhir, je n’aperçois rien de cela à première vue. Peut-être cette sorte de termitière, on est loin pourtant d’un menhir. Plus j’approche, plus elle ressemble à un menhir. Jusqu’à cette teinte verte, que j’avais pris pour du bleu. Ainsi s’égrènent les indications, les minutes, les jours peut-être. La nuit reviendra encore plusieurs fois, la neige aussi, ainsi qu’une sorte de pluie de cendres. Peu à peu, le paysage évoluera pour me mener sur une piste de terre qui serpente aux pieds d’une forêt de gigantesques arbres gris pour s’ouvrir sur une vallée d’herbe bleue à perte d’horizon. La cassette arrive bientôt à son terme. Je l’ai déjà retourné une fois. Si Archibald ne me sort pas un lapin de son chapeau, je ne saurai plus comment le retrouver.
« Je suis fier de toi ma Zaubette. Fier de ce que tu as accompli. Je ne doute pas que tu sois allé jusqu’au bout du voyage. Je ne devrais plus être bien loin. Avec le Volkswagen, nous pourrons rentrer tous les deux. A très vite. » Je suis toute seule, la vallée est vallonnée, mais je ne vois personne. Je continue sur la piste, nerveuse, stressée et une boule me broie le ventre. A chaque tournant, je m’attends à voir sa silhouette. Sa crinière cuivrée attachée en queue de cheval, sa sempiternelle veste de daim sur l’épaule et ses lunettes rondes aux verres bleus sur le nez. Mais il n’y a rien. Rien à perte de vue. Pas même un animal, pourtant j’en ai vue des animaux étranges au cours de mon incroyable balade.

Soudain, à la sortie d’un tournant, mon regard se fixe sur un autostoppeur et mon cœur bondit de joie.